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ARCHIBALD ou la fête en enfer

Archibald est un être heureux, une âme simple, un amoureux de la nature. Il aime épier les oiseaux, explorer le sous-bois silencieux, se coucher dans l’herbe tendre au bord de l’étang et faire la sieste en cachette, sous le rayon de soleil qui perce la lucarne du grenier. Archibald est solitaire, discret, rêveur. Il ne fait point d’esclandre, n’élève jamais la voix, ne se met pas en colère. Mais il parvient à ses fins en douceur, flattant quelque peu, quand il le faut, la personne dont il dépend ou qu’il peut obliger. Archibald, surtout, est libre. C’est à dire, libre de son temps, libre de tracas professionnels, de soucis familiaux, libre d’angoisses métaphysiques. Il faut dire qu’Archibald n’a que quatre ans, et qu’il n’a aucune, mais alors aucune notion du temps. Pour lui, temps et temps libre sont donc de parfaits synonymes. Et son temps libre, il le consacre à sa seule et grande passion : Archibald observe les nuages.   Quand je dis qu’Archibald observe les nuages, je ne parle pas d’une flânerie, d’un passe-temps futile, d’une distraction. A l’inverse, il ne s’agit pas davantage d’une affaire sérieuse, dans le sens d’une activité qui aurait un caractère impérieux, une utilité concrète. Il s’agit de bien autre chose. Archibald a là une occupation à la mesure de l’immensité de sa liberté : il s’immerge, s’oublie, s’évanouit dans la contemplation des nuées célestes. Archibald plonge dans les nuages comme on tombe dans le vide, et son plongeon est aussi vertigineux que la chute d’un météore. Et comme l’objet de sa passion est aussi vaste que l’étendue de ses loisirs, l’esprit d’Archibald, Archibald le flegmatique, est en incessant mouvement ; son cœur, en continuelle palpitation ; son regard, en perpétuel émerveillement.   Archibald a de la chance. Il vit sous un climat idéal, quelque part sur les bords de la Tamise. Les conditions météorologiques sont excellentes : soleil et pluie alternent d’année en année, de mois en mois, de jour en jour, et même d’heure en heure. L’humidité de l’air, toute relative, oscille sans arrêt, mais de façon tellement subtile, que ni l’évaporation ni la condensation n’arrivent jamais à prendre définitivement le dessus. Il est donc extrêmement rare que le ciel soit entièrement dégagé, et presque aussi rare qu’il soit complètement bouché. En effet, un vent volontiers vigoureux, qui cependant ne vire pas trop souvent à la tempête, assure à Archibald, par sa force de dispersion, un spectacle des cieux d’une variabilité jamais épuisée.   Ainsi donc, au fil des jours, Archibald regarde, seul, les nuages, pendant que d’autres s’installent pour une longue journée d’attente au bord du fleuve, la canne à pêche à la main, l’œil rivé sur la surface grise et ridée de l’eau, sans même voir le reflet du firmament qui pourtant s’étale devant eux. Mais c’est un reflet pâle et fractionné, et l’attention du pêcheur se situe sur, ou plutôt sous, un autre plan.   Archibald ne connaît pas les termes scientifiques. Cumulo-nimbus, alto-cirrus, strato-cumulus : ces définitions ne veulent rien dire pour lui. Même les mots panache, striée, flocon : il ne pourrait les prononcer, bien qu’il capte aisément leur image, qu’il sente parfaitement leur forme, et les interprète instinctivement.
Ah ! les jours paisibles quand, très haut dans le ciel, les vaguelettes blanches viennent mourir sur la plage bleue infinie. Des plaines traversées de larges méandres s’étendent à perte de vue et paraissent immuables jusqu’au moment où, lentement, les fleuves aériens s’ouvrent en entonnoirs d’estuaires, puis en deltas découpés, dessinant subitement une ligne côtière à frange ourlée de dunes. Sur la steppe inversée des troupeaux avancent au lointain. Ou sont-ce des yourtes, des campements de tipis ?
Majestueusement dérivent les paquebots, des villes entières, des icebergs volatiles. Et tout à coup jaillissent de nulle part de lugubres cordillères entrecoupées de profonds canyons dont on devine les prolongements sinueux. Puis les intempéries lancent à l’assaut de terribles chars de guerre, des tours imposantes, de fiers galions, et en hiver, même les cavaliers de l’apocalypse osent parfois de fulgurantes apparitions.
Archibald se sent alors comme écrasé par les colonnes de fumée s’échappant, après une sinistre déflagration, d’un gigantesque brasier. Et de temps en temps il croit apercevoir, tout au-dessus des masses sombres érigées en énorme relief amoncelé, une fine crête de glace, éclatante de blancheur.
 
Par-dessus tout, c’est le mouvement des nuages qui enchante Archibald. Dans son observatoire en coupole, l’image change continuellement : quand l’ensemble grossit, enfle, explose ou s’étire les parties s’allongent, s’aplatissent, ou au contraire s’enroulent puis s’amenuisent, s’éparpillent, se déchirent, se dissipent et s’évanouissent.
Ce ne sont que carrousels centrifuges, escalators descendants, ballets tourbillonnants,fumerolles ascendantes, étendards claquants et brouillards enveloppants.
  Archibald est matinal et, dès le premier acte, son spectacle est grandiose : une symphonie de couleurs le met en éveil et ajoute, de même que le soir, une dimension supplémentaire à sa vision.
Parfois la palette des jaune, rose, rouge, mauve et violet s’enrichit, exceptionnellement et pour son plus grand bonheur, de fuchsia et de turquoise, de cyclamen ou de pourpre.
Et puis, il y a le rayon vert... Mais, Archibald ne rentre-t-il donc jamais ?
  Si, farouche sous l’averse, il s’abrite quand, ô miracle, à travers un rideau de pluie le soleil brille à chauds rayons, et tout repère semble perdu. Pris d’une étrange frénésie l’astre, les nuages et le ciel, électrisés par un arc multicolore, se jouent des préséances, chamboulent l’ordre établi, et les éléments s’entremêlent dans la plus totale anarchie. Certains peuples atterrés ont décrété qu’à ces occasions-là, il y a fête en enfer.   Archibald lui, se dit qu’un jour il montera au ciel. Qu’il se retrouvera là, au milieu des masses cotonnées, sautant d’un paquet d’ouate à l’autre.
Il s’élancera d’une nappe blanche comme d’un tremplin, volera à travers les couches neigeuses, culbutera sur des galets floconneux, glissera le long de la pente spiralée d’un anticyclone naissant comme sur les barreaux d’un berceau d’ange. Puis, à la fin de la journée, il se laissera tomber sur le premier avion venu. Il décide qu’il partira très loin, au de-là des nuages, derrière l’horizon. Qu’enfin ce sera lui, pour une fois, qui écrira des lignes vaporeuses sur la page bleue, le tableau bleu sans fond qui l’a toujours tant fasciné.
Il s’imagine signant son rêve fantastique d’une multitude de traits veloutés mais joyeux, puis il s’éloignera comme un oiseau sifflant dans les airs, la brise lui caressant les joues, à la découverte de mondes nouveaux.
 
Archibald ne part pas. Le voilà qui revient sur ses pas en trottinant. Rentré chez lui, il se couche,et s’endort paisiblement. Tout au plus, un de ses membres tressaillira et ses petits yeux clignoteront.
Archibald ne partira jamais. Car Archibald est un chat. Un pauvre, vulgaire petit chat de gouttière. Mais Archibald est le chat le plus heureux de la terre. 
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